Au début de l’entretien, le recruteur se montra chaleureux, très intéressé même par mon enthousiasme et mon dynamisme. Il me donna alors un questionnaire à remplir. À l’époque, ma syntaxe comme mon orthographe étaient sérieusement atrophiés, quant à ma calligraphie, c’était plutôt celle d’un gamin de huit ans. Les mots que je cherchais existaient, je le savais, mais je n’arrivais pas à les trouver. Parfois, un mot en vaut un autre, mais je n’avais ni l’un ni l’autre et, à plusieurs reprises, je me suis vu contraint de raturer certaines questions du formulaire. Ces gribouillages, ces raturages, ces pauses pendant lesquelles, nez en l’air, je fixais le plafond sans le voir, suivies de nouveaux griffonnages me mettaient dans un état second.

La secrétaire, me voyant l’air contrit en passant la tête par la porte pour rendre ma copie, se mit tranquillement à parcourir les pages étalées sur son bureau. J’aurais été au moins soulagé si j’avais pu me dire que je les avais particulièrement soignées. Or, je me sentais comme un cancre remettant sa copie. Ce mélange d’absurdité était totalement bâclé.

Je m’attardai sur le seuil, tandis qu’elle secouait la tête avec un claquement de langue désapprobateur.

— Attendez dans le vestibule à côté.

Le réduit avait l’air aussi sombre que la journée et ne se prêtait guère à l’observation. Pourtant, je remarquai les tapisseries tendues sur les murs, râpées et déchirées, et la tête du malheureux gibier dont le destin était d’orner les lieux qui exprimait un profond désespoir.

L’attente me sembla interminable. Assis très droit sur ma chaise, je soupirai bruyamment à plusieurs reprises et fis claquer ma langue avec exaspération, sans raison apparente.

Lorsque l’on me reçut enfin, je fus invité à m’asseoir dans un des deux fauteuils du bureau d’embauche. Mon vis-à-vis avait agrémenté son complet de tweed d’un noeud papillon rouge et vert en forme de branche de houx, mais cet effort ne réussit qu’à attirer mon attention sur ses oreilles largement déployées quelques centimètres plus haut. Assis derrière son bureau encombré, il se mit à jouer avec un camion en plastique qu’il conservait dans son tiroir, en prenant bien soin de ne pas me regarder, ce qui semblait mauvais signe. Je sentais déjà toutes les carences de mon curriculum vitae s’ouvrir sous mes pieds, comme une crevasse.

En face de moi, le type s’agitait sur son siège, comme si le sujet à aborder le mettait mal à l’aise. En même temps, un petit sourire moqueur apparut au coin de ses lèvres.

— Désolé, déclara-t-il en concentrant toute son attention sur son jouet, mais nous n’avons pas ici de classe de rattrapage et votre culture est épouvantable. Vous êtes peut-être compétent pour écouler des calendriers dans le métro ou plutôt… (Son petit sourire sarcastique s’élargit.) Vendre des crayons sur le boulevard Haussmann à la sortie des Grands Magasins, mais sûrement pas pour représenter notre entreprise.

Malgré tous mes efforts, je laissai échapper un jappement sec qui ne pouvait être qu’un rire. Pourtant, je sentis mes épaules s’affaisser sous le poids de mon propre dépit.

— Ma candidature n’est pas retenue ?

Ma voix était à peine plus qu’un murmure, les mots dérivant dans le vide comme de la vapeur.

Il me fixa d’un regard impatient et son rictus ressemblait de plus en plus à l’expression du salaud qui quitte sa maîtresse enceinte en jouissant de sa douleur.

— C’est tout pour aujourd’hui je le crains, fit-il.

Il me vint subitement l’envie de passer derrière son bureau, de tirer sur ses oreilles d’éléphant et de lui enfoncer sa cigarette dans la gorge avant de partir, en guise de souvenir. À la place, je contemplai mes mains comme si j’étais trop gêné pour soutenir son regard. La lumière virait au gris dans la pièce, comme si quelque brouillard se faufilait entre les portes vitrées coulissantes.

Pour me signifier que l’entretien était terminé, il consulta sa montre, rangea son camion dans le tiroir et referma mon dossier avec un bref sourire de contrariété. Il en avait terminé avec moi.

Le dégoût de moi-même a commencé à peser sur mes épaules comme une couverture familière et tiède.

En arpentant le boulevard de Belleville, rien ne pouvait endiguer le flot de colère et de rancoeur que je sentais à présent monter en moi. À n’en pas douter, tous les passants que je bousculais devaient remarquer que j’étais un chômeur incompétent, incapable d’obtenir même un emploi aussi médiocre que celui de représentant en meubles de bureau.

C’était donc ça, pensais-je, la valeur intrinsèque d’un individu se mesure à son écriture. J’avais échoué au test et il me faudrait vivre avec.

Je regardais droit devant moi, insensible, aveugle aux lieux et aux gens autour. Enfoiré, pensé-je en me rappelant ce que cette ordure avait dit. Et puis, très fort à travers mes dents serrées, je criai : « Enfoiré ! »

Après quoi, je me sentis légèrement mieux.

 





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